Sophie Darcq est à la fois une inconnue, puisque Hanbok est son premier livre, et quelqu'un qu'on ne présente plus dans le milieu de l'édition alternative ou dans la petite communauté d'autrices et d'auteurs d'Angoulême, où son talent est reconnu depuis longtemps. Née Coréenne en 1976, française d'adoption, Sophie Darcq est diplômée de l'EESI et a été résidente à la Maison des Auteurs d'Angoulême, avant de décider de partir en Corée sur les traces de sa famille biologique, avec l'une de ses quatre soeurs. C'est cette histoire que raconte Hanbok, récit familial poignant, entre l'exorcisme et la nécessité de connaître ses racines. Commencé il y a une quinzaine d'années, Ce premier tome de Hanbok (sur deux prévus) se démarque du flux de bandes dessinées autobiographique actuel par le profond besoin de vérité qu'on y trouve et par le brio du dessin. Passant avec désinvolture d'un style réaliste époustouflant à une grammaire minimaliste, d'un registre épistolaire à une narration historique, Sophie Darcq maîtrise son sujet et le langage de la bande dessinée comme peu d'autrices publiant leur premier livre.
L'Apocalypse ne pouvait pas renaître sans reprendre le gigantesque chantier de publier en volumes l'une des meilleures chroniques journalistiques du XXe Siècle. Les « Lundis » de Delfeil de Ton sont parus chaque semaine dans le Nouvel Obs entre 1975 et 2020. Ce tome 2, qui reprend les chroniques de 1978 et 1979, paraît dix ans après le tome 1, mais que représentent dix ans face à la carrière d'un DDT (né en 1934) ? Venu d'Hara Kiri et de Charlie Hebdo, Delfeil de Ton a amené dans les pages de l'Obs un esprit corrosif et contestataire ainsi qu'un style lumineux et acéré. Il est alors de tous les combats contre les obscurantismes : il est féministe, contre la peine de mort et la censure, toujours vigilant face aux excès de la police, de l'armée ou de la religion ; il est aussi le premier à reconnaître dans la presse l'importance d'une révolution graphique comme celle de Bazooka. Les grandes nouvelles internationales, les faits divers provinciaux, les publications du moment, forment pour lui une même matière d'où tirer une littérature aussi humoristique qu'historique, car aucune chronique ne peut nous retracer aussi bien les années Giscard... qui ressemblent beaucoup aux années Macron. Couverture inédite de Siné. Préface de Pacôme Thiellement.
Le Livre de Léviathan mérite vraiment le terme d'ovni parmi les parutions actuelles de bande dessinée. Américain installé à Londres, Peter Blegvad est plasticien, musicien reconnu depuis les années 70 (avec Slapp Happy, Henry Cow, jouant avec Robert Wyatt, Fred Frith, Chris Cu-tler, etc), et actuel président de l'Institut Lon-donien de Pataphysique. C'est en autodidacte qu'il a abordé la bande dessinée dans les années 90 avec ce Léviathan qui fut d'abord un strip dans The Independent, où chaque semaine, Blegvad innovait à la manière des premiers maîtres du XXe siècle : on pense à McCay ou à Herriman plus qu'à un livre paru en Angleterre en 2000 et maintenant traduit en Français par Claro. Léviathan, bébé sans visage à l'imaginaire et aux raisonnements philosophiques insoupçonnables par les adultes (mais pas par le chat), est un prétexte à des variations thématiques et graphiques d'une audace rare, d'un humour insolite et d'une poésie confondante
Dark Country est la nouvelle bande dessinée de Thomas Ott, adaptation du film du même nom du réalisateur et acteur américain Thomas Jane, et basée sur une his-toire de Tab Murphy. Thomas Ott a eu toute liberté pour réaliser à sa manière la partie "graphic novel" du livre américain sur le film, histoire tellement dans le style et les obsessions du maître de la carte à gratter suisse, que le statut particulier de ce récit n'en fait pas vraiment une exception au sein de son oeuvre. Dans la droite ligne de Cinema Panopticum ou de 73304-23-4153-6-96-8, ce road movie haletant et cauchemardesque ne décevra pas les amateurs du dessinateur le plus noir de sa génération, et on pourra apprécier à quel point sa technique graphique et sa maî-trise de la lumière se sont encore affinées avec ce Dark Country.
Métamune Comix juxtapose et entrecroise tous les axes hétéroclites explorés par JcMenu dans le passé : l'autobiographie, le rêve, la métafiction du Mont-Vérité, les chroniques musicales à la Lockgroove, l'expérimentation oubapienne, et divers fantômes qui ne demandaient qu'à revenir hanter le papier. Une revisitation générale donc, fragmentaire, polymorphe, mais n'en constituant pas moins le premier livre inédit de JcMenu depuis belle lurette.
Cet ouvrage est donc tout simplement la reliure des Mune Comix no 111 à 116, fanzines agrafés parus entre l'hiver 2012 et l'hiver 2013. L'auteur et l'éditeur s'accordent ici à faire exister un objet hybride et improbable, et à y transmuter le langage de la Bande Dessinée en une forme de métaphysique populaire.
Voici un ouvrage qui pourrait faire un cas d'école théorique : est-ce qu'un livre constitué d'un dessin par page, sans apparente continuité narrative, mais qui (malgré le fait que les protagonistes changent de visage) semble nous raconter quelque chose quand même, peut être considéré comme de la bande dessinée ? La bonne nouvelle, c'est que La Montagne de sucre est tellement au-delà de ces questions qu'elle les rend caduques. Sandrine Martin nous évoque, en autant de magnifiques petits tableaux au crayon, la ren-contre, les entrechats, l'idylle, la désillusion, la rupture. Parfois réalistes, parfois métaphoriques, oscillant entre le sublime et l'humour noir, Sandrine Martin nous offre tout simplement un extraordinaire livre sur l'amour.
Ce qui, on en conviendra, n'est pas donné à tout le monde.
En bande dessinée, le récit de rêve est un exercice probablement encore plus périlleux que l'autobiographie. Avec cet imposant recueil de rêves, Rachel Deville réussit ce tour de force de proposer une transposition aussi personnelle qu'universelle d'une vingtaine de cauchemars tout aussi den-ses que narratifs. Son traité au crayon charbonneux, ses mises en pages dilatées et le minimalisme du personnage de la rêveuse font que nous ac-complissons l'expérience rare de rentrer dans l'inconscient onirique et angoissant de son auteur. Peu d'ouvrages seront parvenus à marier ainsi rêve et bande dessinée, qui font pourtant bon ménage, depuis Le Cheval blême de David B, jusqu'au récent Rêveur captif de Barthélémy Schwartz.
L'Heure du loup, réalisé à la Maison des auteurs d'Angoulême, est le pre-mier livre en France de Rachel Deville, dont l'ouvrage Lobas était paru en 2007, directement en espagnol chez Sinsentido.
À l'événement de Willem président d'Angoulême 2014, L'Apocalypse se devait de répondre par un autre événement : la première publication en français du tout premier livre de Willem. En effet, Billy the Kid était paru uniquement en néerlandais, en 1968, peu avant l'arrivée de Willem en France et chez Hara-Kiri. Billy the Kid est donc totalement inconnu en France et cette traduction montrera que l'un des plus féroces satiristes de ces cinq dernières décennies était déjà d'une virulence sans appel durant ses jeunes années.
Billy the Kid est le nom d'un simple soldat au sein d'une colonie américaine traversant une Chine à laquelle les U.S.A ont déclaré la guerre. Billy va gravir les échelons de cette troupe, qui avance avec un chariot (traîné par des esclaves noirs) dans lequel la Liberté, la Justice et Sainte-Marie se prostituent pour ladite troupe. Les mises en page du jeune Willem sont à la fois teintées du Pop Art de l'époque et totalement innovatrices pour la bande dessinée. C'est donc un « roman graphique » tant précurseur qu'incendiaire que le public français va pouvoir découvrir, tout en redécouvrant Willem à sa juste valeur.
Mazen Kerbaj est l'un des artistes les plus actifs de la scène alternative libanaise apparue au début des années 90, après la guerre civile. Abordant aussi bien la musique improvisée que la peinture ou la bande dessinée, il a publié de nombreux livres, en Arabe, en Anglais ou en Français, dont Beyrouth, juillet-août 2006 (L'Association), le blog d'une autre guerre. Le nouveau livre de Mazen Kerbaj est d'un tout autre registre. Somme de récits courts, tous différents par leurs sujets et leurs traités, au trait, en couleurs ou en monotypes, ces fragments abordent la poésie aussi bien par leur fond que par leur forme. Si les tréfonds sous-marins, la peur de la foule, le chagrin d'amour, la promenade sont présents, questionnant chacun à leur manière le langage de la bande dessinée, l'auteur propose aussi une ode à Beyrouth, sa ville natale, épingle les prédateurs du pétrole, ou préfigure en temps réel les désillusions du Printemps Arabe. Poésie rime donc ici avec Politique.
Où l'on voit que Mazen Kerbaj n'est pas qu'un auteur libanais en guerre, mais un auteur tout court, et un auteur majeur.
Geneviève Castrée, dessinatrice et musicienne d'origine québécoise, a au-paravant publié des recueils de dessins et un livre-disque (Pamplemoussi) chez l'Oie de Cravan, des disques chez K records et des planches dans Lapin. Susceptible, qui paraîtra simultanément en anglais chez Drawn & Quarterly, est son premier projet de longue haleine : résolument autobiographique, elle y fait le récit de son enfance, enchaînant les saynètes dont la dureté contraste avec un dessin et des lavis tout en finesse.
Ayant grandi au Canada dans les années 80 et 90, Geneviève décrit une relation mère-fille difficile, voire extrême, et comment à l'âge de quinze ans, elle décide de partir retrouver son père, punk anglophone parti dans la nature.
Susceptible est un témoignage aussi fort que fragile sur la naissance d'une sensibilité artistique à fleur de peau, et une forte pierre à l'édifice de la bande dessinée autobiographique, où intime et exorcisme ne sont pas des vains mots.
François Henninger et Thomas Gosselin, tous deux par ailleurs auteurs complets, ont commencé ensemble ce feuilleton dans la dernière formule de la revue Lapin. Basé sur des faits historiques réels, agents doubles au sein des services secrets britanniques travaillant pour l'avènement d'une société communiste, l'intrigue et la manière de la raconter ne pourront néanmoins guère être pris comme classiques. Ces espions théorisent au-tant sur le prolétariat que sur l'homosexualité, le dessin oscille entre mini-malisme et extrême hachurage, les mises en pages sont d'une inventivité qui transforment cette fiction en prétexte. L'enjeu de cette bataille secrète devient celui de la bande dessinée dans laquelle nous sommes plongés, la désagrégation du signe correspondant à celle de l'univers connu. Que ce soit l'époque de la seconde guerre mondiale ou le monde d'aujourd'hui, Lutte des corps et chute des classes traite de la fin de l'Histoire, avec un humour et un modernisme rares.
Le Rêveur captif est un livre particulier réalisé par un auteur au parcours aty-pique. Principal animateur de la revue Dorénavant entre 1985 et 1990, Barthélémy Schwartz y inventait une nouvelle forme d'(ultra) critique, fustigeant l'idéologie bédé et le storyboard de la production BD dominante, au profit de recherches sur une bande dessinée poétique qui exprimerait plutôt qu'elle ne raconterait. Après avoir délaissé la bande dessinée pendant 16 ans, il renoue avec ce langage à l'occasion d'un dialogue avec JC Menu dans L'Eprouvette, Schwartz propose avec Le Rêveur Captif une "cartographie" des rêves obses-sionnels de sa jeunesse, et panorama de souvenirs et de réflexions sur la bande dessinée.
Fidèle à ses références d'avant-garde, notamment surréalistes et situation-nistes, et grâce à une technique mixte mêlant dessin, photographie et effets graphiques, Barthélémy Schwartz nous livre une expérimentation des plus fruc-tueuses sur le langage du 9e Art et sur son apport atypique : "Je passais pour un martien dans le monde sage et policé de la bande dessinée". Gageons que ce soit toujours le cas.
Max, l'un des plus prestigieux dessinateurs espagnols, bâtit depuis plus de trente ans une oeuvre en évolution permanente. Depuis l'underground de la Movida et le Peter Pank de la revue El Víbora, à la ligne claire des années 80 jusqu'au Bardín le Superréaliste (L'Association), Max n'a cessé de se remettre en question et de se métamorphoser. Vapor est l'aboutissement actuel de ce parcours : dépouillé, minimaliste, métaphysique, c'est le livre d'un auteur qui a tout traversé.
Entre 2007 et 2012, David Rault a entrepris une série de portraits photographiques d'auteurs ou acteurs de la bande dessinée francophone, célèbres ou méconnus (comme Di-tyvon avait pu le faire pour Futuropolis il y a une trentaine d'années), mais avec un cahier des charges totalement diffé-rent. Exit tout aspect anecdotique lié à l'activité des dessina-teurs : « traiter ces auteurs sur un pied d'égalité, être neutre dans la forme et le fond, les rendre familiers tout en créant une distance, en rendant compte de leurs spécificités physio-logiques avec une froideur quasi médicale. Le cadre, la lu-mière, le traitement et l'expression, ou plutôt l'absence d'ex-pression, ne changent jamais », selon Rault. De fait, ce recueil de visages, parfois méconnaissables ou effrayants, ne ressemble à aucun autre de livre de photos. Chaque photographie est accompagnée d'un auto-portrait que David Rault a demandé aux dessinateurs et dessinatrices de réaliser spontanément après l'expé-rience de la prise de vue.
Depuis le comix underground Grit Bath des années 90, le parcours artistique de la dessinatrice américaine Renée French s'est métamorphosé, évoluant vers un registre éthéré que l'on pourrait qualifier de visionnaire. Avec une technique au crayon gris d'une finesse redoutable, Renée French fait apparaître, à l'instar d'un Jim Woodring, des images incroyables venues d'on ne sait quel inquiétant au-delà. Quand elle renoue avec la bande dessinée, c'est pour questionner la narration, creuser une atmosphère, dilater le temps du récit comme dans The Ticking (Toile de fond, L'Association).
Avec Céphalées, Renée French pousse encore plus loin son épluchage de la narration, se plaçant à l'extrême limite de la bande dessinée : l'enjeu pour l'auteur était de représenter ce que lui inspiraient les migraines chroniques dont elle était l'objet (le titre original de l'édition américaine de Picture Box étant H Day, de headache). Deux suites d'images évoluent parallèlement à gauche et à droite du livre, tentant la représentation, l'exorcisme, et la guérison des céphalées.
Le parcours de Nadja vers la Bande Dessinée est atypique : venue de l'illustration jeunesse et de la peinture, son premier langage est avant tout la matière : gouache, huile, pinceaux. L'envie de la narration séquentielle arrive tard dans son cheminement, et, singularité appréciable, elle y reste résolument peintre dans son approche.
Le Coeur sanglant de la réalité creuse la veine la plus autobiographique de Nadja, inaugurée avec Comment ça se fait (Cornélius, 2006). L'alter ego de l'auteure et son environnement parisien ou breton sont toujours représentés par une population d'ours, symbolisant une humanité primitive jetée par erreur dans une modernité qui lui échappe. Jamais Nadja n'a creusé plus loin les affres de la création, ici picturale ; et les rapports ambigus du milieu de l'Art. Réalisé avec maestria à la gouache noire et blanche, le rouge fait sporadiquement des apparitions sanglantes dans cette réalité, en faisant le livre le plus intimiste et le plus touchant de Nadja.
L'Apocalypse revient sporadiquement pour faire partager la Poésie de Nitcheva, alchimie brûlante entre la rébellion et la grâce. Elle est résolument la poétesse la plus flamboyante de ce début de XXIe siècle.
« Nitcheva est Poète. Ce mot te provoque un haussement incontrôlé du muscle de la lèvre supé-rieure ? Ce n'est pas de ta faute. Certains mots sont stratégiquement déconsidérés, de façon à n'en plus inspirer que des rictus. Poésie en fait partie. Révolution aussi. Reconsidère le mot Poésie, ce sera le début de ta Révolution. Encore un rictus. Rictus rime avec After-shave.
Démerde-toi, lave ta face. Qu'elle sente l'Humain. Nitcheva est Rock'n'Roll. Ce mot aussi te fait rire ? Là on ne peut plus rien pour toi. On t'invitera à déguster des rognons blancs. Le problème c'est que ce seront les tiens. ».
Extrait de la préface de J-C Menu.
Après la parution du tome 2, il était impossible de laisser encore dix ans avant de publier le tome 3 ! L'Apocalypse publie donc déjà le tome 3 des « Lundis » de Delfeil de Ton, qui réunissent les Chroniques parues dans le Nouvel Obs en 1980 et 1981. Plus on aura de volumes, plus on réalisera l'importance de la chronique de Delfeil de Ton qu'il a tenue 45 ans durant, de 1975 à 2020 : « Imaginer une fiction colossale, fleuve de chez fleuve, un roman-feuilleton réalisé à raison d'un épisode par semaine, et dont le sujet serait l'actualité elle-même - mais avec toutes les ressources du roman-feuilleton, tous les rebondissements, le suspense et la surprise, avec des coups d'État, des soulèvements, des running-gags, des personnages qui reviennent, et beaucoup de procès au long cours, beaucoup d'histoires d'amour interdites, beaucoup de livres censurés, beaucoup d'innocents arrêtés, beaucoup de coupables décorés, beaucoup de coups de feu tirés au hasard et beaucoup de post-scriptums qui n'ont rien à voir. » écrit Pacôme Thiellement dans sa préface au tome 2. Ce tome 3, c'est aussi un changement de décennie, et l'élection de la gauche avec Mitterrand. D.D.T, en mai 1981 : « Pauvre Giscard. Il ne lui restera bientôt plus que la littérature. Condamné à écrire un mauvais livre. Et avec ça, toute la critique va lui tomber dessus. »