Des lettres arrivent par dizaines de Turin, de Florence, de Milan, de Naples, de Rome ou de Parme. Elles sont écrites par des mécaniciens, des lycéens, des ouvriers, des mères de famille, des bibliothécaires, des jeunes communistes, des catholiques. Elles adressent à Pasolini des remarques, des demandes, des questions. Toutes sortes de questions : la solution à un dilemme moral, des conseils de lectures, comment concilier engagement politique et vie de famille, un jugement sur l'Ulysse de Joyce, une définition de l'intellectuel engagé, un commentaire sur la tentative de suicide de Brigitte Bardot, la conception marxiste de la religion, Le désert rouge d'Antonioni, le fascisme, le chômage ou la représentation des ouvriers au cinéma... Et Pasolini de répondre, assidûment, souvent longuement, chaque semaine, dans les pages d'un magazine à grand tirage. Cette correspondance improbable existe : elle fut publiée dans l'hebdomadaire communiste Vie Nuove entre 1960 et 1965 sous la forme d'une rubrique sobrement intitulée « Dialoghi con Pasolini ».
La présente anthologie en reprend les échanges les plus marquants, qui permettent de saisir la singularité de cette expérimentation épistolaire, ses résonnances littéraires et politiques, mais aussi d'éclairer les intentions de l'écrivain-cinéaste, ses choix artistiques, ses analyses sur la censure, la sexualité, la religion, les avant-gardes, la littérature et le cinéma, au moment où il est en train de tourner Accatone, La Rabbia et L'Évangile selon saint Matthieu. Personnel mais collectif, spontané et théâtral, impliquant une diversité d'énonciateurs et de contradicteurs qui s'expriment en leur nom, ce courrier des lecteurs est comme le laboratoire de l'oeuvre en train de se faire : le lieu d'une pensée politique qui court-circuite le système de la parole autorisée et expérimente le langage comme une matière collective.
Nous sommes attachés aux oiseaux, depuis longtemps et par des liens de toutes sortes : par l'émerveillement, la curiosité, la chasse, les rites... Par la langue aussi, car la virtuosité des oiseaux et leur façon d'enchanter les paysages posent aux hommes la question de leurs propres langages, de ce que leur parole à eux sait déposer de bien dans le monde. L'histoire de la poésie est d'ailleurs en grande partie consacrée à dire et entretenir ces attachements.
Or voici que les oiseaux tombent, comme une pluie. En quinze ans, près d'un tiers des oiseaux ont disparu de nos milieux. On les entend mal. Ils se remplissent de virus, de plastique et de mauvaises nouvelles. Les comportements se dérèglent, et eux qui étaient les horlogers du ciel sont à leur tour déboussolés...
Alors on tend l'oreille, on essaie de traduire les alertes et d'écouter mieux.
Ce livre explore la force de ces attachements, et pense ce nouveau rendez- vous que nous avons avec les oiseaux, à présent qu'ils disparaissent. Il réfléchit à ce que c'est que se suspendre à ce qui tombe, à la manière dont cela fait tenir autrement au monde.
Il pose aussi qu'écouter mieux, cela engage notre parole et le soin que l'on saura prendre à nos propres phrases. Il tente donc de nouvelles manières de parler nature, par temps d'extinction : des manières d'exercer nos responsabilités de vivants parlants au beau milieu des paysages, avec des oiseaux à l'esprit, à l'oreille, dans la vue : avec des oiseaux plein la voix.
Le titre de cette oeuvre est le plus explicite des quatrième de couverture ; l'absence de virgule entre les deux gérondifs rend le glissement de l'un à l'autre logiquement équivalant, tant il est vrai qu' "on écrit d'abord parce que d'autres avant vous ont écrit".
Dans un texte intitulé Le roman, Giorgio Manganelli fait l'éloge des « nouveaux et acerbes Wisigoths », écrivains pour qui la littérature continue d'être, vaille que vaille, un joyeux mensonge, un jeu, une partie d'échecs « éternelle, fatale et inutile ». L'épître s'adresse à eux, mais à la vérité cet essai recueille les lettres que nous ont envoyées tant de Wisigoths de la littérature, depuis les auteurs d'élégies érotiques romaines jusqu'à l'ogre de Budapest Miklós Szentkuthy.
On se souvient du baron de Münchhausen chevauchant un boulet de canon. Son aventure évoque l'une des plus célèbres expériences de pensée d'Albert Einstein, quand il s'imaginait chevaucher un photon.
Sous l'égide des Wisigoths de Manganelli, nous voulons faire l'éloge de la littérature comme expérience de pensée : des hypothèses prises au sérieux, des démonstrations par l'absurde, des postulats suivis de leurs corollaires. Comme au cours des aventures d'Alice, comme dans les nouvelles de Sigismund Krzyzanowski, l'expérience de pensée engendre le récit, le récit à son tour vient nourrir une pensée.
Et comme le fait le comte de Monte Cristo dans la version d'Italo Calvino, nous énumérons les hypothèses pour multiplier les possibles, et donc multiplier nos chances.
Pierre Senges
Texte célèbre datant de 1949, publié d'abord dans la revue Empédocle, La littérature à l'estomac demeure plus que jamais, cinquante ans après sa sortie, d'actualité.
Ce qui énervait Julien Gracq dans le milieu littéraire, tant celui des critiques que de certains écrivains, n'a fait que prendre, depuis, une plus grande ampleur car ce qui fait aujourd'hui d'abord un livre, c'est le bruit : pas celui d'une rumeur essentielle qui sourdrait de l'oeuvre elle-même mais celui des messages accompagnant sa sortie. L'inextinguible besoin de "nouveau" et la vitesse se sont ligués contre lui.
Ce texte figure en édition séparée et dans le recueil Préférences.
La première chose dont la critique s'informe à propos d'un écrivain, ce sont ses sources. Hélas ! (mais cette vérité navrante, il ne faut la glisser qu'à l'oreille), voici qui lui complique la vie: l'écrivain n'est pas sérieux. Le coq-à-l'âne, en matière d'inspiration, est la moindre de ses incartades. J'en donnerai un exemple personnel. Quand je fis jouer une pièce, il y a une quinzaine d'années, la suffisance des aristarques de service dans l'éreintement (je ne me pique pas d'impartialité) me donna quelque peu sur les nerfs, mais, comme il eût été ridicule de m'en prendre à mes juges, une envie de volée de bois vert me resta dans les poignets. Quelques semaines après, je me saisis un beau jour de ma plume, et il en coula tout d'un trait La Littérature à l'estomac. MM. Jean-Jacques Gautier et Robert Kemp, - faisant de moi très involontairement leur obligé - m'avaient fourni le punch qui me manquait pour tomber à bras raccourcis sur les prix littéraires et la foire de Saint-Germain, qui n'en pouvaient mais - cas classique du passant ahuri, longeant une bagarre, qui se retrouve à la pharmacie pour crime de proximité.
Julien Gracq, Lettrines, p. 33 et suivante.
[...] le Français, lui, se classe au contraire par la manière qu'il a de parler littérature, et c'est un sujet sur lequel il ne supporte pas d'être pris de court : certains noms jetés dans la conversation sont censés appeler automatiquement une réaction de sa part, comme si on l'entreprenait sur sa santé ou ses affaires personnelles - il le sent vivement - ils sont de ces sujets sur lesquels il ne peut se faire qu'il n'ait pas son mot à dire. Ainsi se trouve-t-il que la littérature en France s'écrit et se critique sur un fond sonore qui n'est qu'à elle, et qui n'en est sans doute pas entièrement séparable : une rumeur de foule survoltée et instable, et quelque chose comme le murmure enfiévré d'une perpétuelle Bourse aux valeurs. Et en effet - peu importe son volume exact et son nombre - ce public en continuel frottement (il y a toujours eu à Paris des " salons " ou des " quartiers littéraires ") comme un public de Bourse a la particularité bizarre d'être à peu près constamment en " état de foule "): même happement avide des nouvelles fraîches, aussitôt bues partout à la fois comme l'eau par le sable, aussitôt amplifiées en bruits, monnayées en échos, en rumeurs de coulisses[...].
Julien Gracq, extrait de La littérature à l'estomac.
La crise écologique que nous traversons a profondément transformé notre rapport à la nature, au point qu'aux yeux de certains la notion et le mot même de nature seraient devenus inadéquats pour penser la place de l'homme dans le monde à l'ère de l'anthropocène.
L'écologie nous invite à nous défaire de l'anthropocentrisme dont notre culture, et notamment la représentation du paysage et l'expression du sentiment de la nature auraient été porteuses.
Michel Collot montre que cette hypothèse d'une « fin de la nature » repose sur la conception d'une nature-objet, régie par des lois mécaniques, qui a prévalu un moment dans l'Occident moderne mais que l'évolution récente des sciences de la vie et de la terre, comme celle des sciences humaines et sociales a largement remise en cause. S'il est vrai que la crise écologique, comme le dit Baptiste Morizot, est aussi une crise de la sensibilité, il convient de mobiliser pour y remédier un nouveau sentiment de la nature, que Michel Collot propose de définir comme une écosensibilité.
La richesse et la diversité de la production artistique et littéraire qui met en scène et remet en jeu aujourd'hui nos relations avec la nature permet d'échapper à une certaine doxa écologique ou écologiste. Elle nous aide à inventer un nouvel humanisme, qui cesse d'opposer l'homme et la nature, la nature et la culture, au profit de leur interaction féconde.
Pierre Michon brasse l'histoire, les archives et les minutes ordinaires.
Ses livres inactualisent pourtant les siècles, pour mieux faire effraction dans le présent, par la violence intempestive d'une énonciation impérieuse.
Scribe au lutrin, aède au crépuscule de l'Empire romain, barbichu sous la Troisième République, acteur beckettien, historien romantique, chasseur préhistorique, moderniste à contretemps, fin lettré, révolutionnaire des Lettres et écrivain de la Terreur : Pierre Michon est tout cela à la fois, à force de troubler les temps antérieurs et de désordonner l'histoire.
Je voudrais rendre à cette oeuvre contemporaine sa force d'irruption et sa puissance d'événement. Au lieu de l'écrivain majuscule, entré de son vivant dans les histoires littéraires, travailler à déclassiciser Pierre Michon. Rappeler en somme la voix barbare qui gronde sous le style, la sauvagerie moderniste tapie sous le souci de réparer les vies ou la brutalité préhistorique sous l'ambition démocratique.
Pour la poésie, l'après-guerre est considéré comme un moment creux après les fêtes du surréalisme et de la Résistance, et n'a pas fait l'objet d'études d'ensemble. Le livre adopte une perspective d'histoire littéraire : il se concentre sur ce qui en son temps a fait événement, et sur ce qui a été déterminant pour la suite de l'histoire, tout en faisant sa part à une lecture personnelle. Il commence par un état des lieux de l'après-guerre : interventions critiques, organisation du champ autour de Paulhan, figures d'une poésie existentielle (Guillevic, Follain, Jaccottet), essais de restauration (Bonnefoy). La partie centrale est consacrée à l'émergence d'une parole poétique indigène, rendue visible en 1948 par l'anthologie de Senghor et la préface de Sartre ;
Elle confronte trois poètes en les situant dans cette histoire de l'Empire finissant, Senghor, Césaire et le malgache Jean-Joseph Rabearivelo.
La dernière partie montre comment les cartes de la poésie française sont rebattues au tournant des années 1960. Elle met en regard le couronnement de Saint-John Perse ; la carrière de Ponge, poète critique s'identifiant à un nouveau Malherbe ; et la conversion d'Edmond Jabès, poète égyptien francophone devenu juif littéraire, emblème d'une théorie de la littérature.
De l'âge d'à peu près 15 ans à sa mort, Jean Paul a tenu des carnets où il prenait des notes sur ses lectures, sur ce qu'il voyait et entendait. Il y résumait des livres entiers, y développait ses opinions sur les lectures faites, jetait par écrit des esquisses littéraires diverses qui étaient destinées, ou bien à une reprise dans ses oeuvres, ou bien à une réécriture, ou encore à une adaptation. À ces carnets sont adjoints des rubriques et des index qui permettaient à l'auteur allemand de s'y retrouver dans les quelques 40 000 pages que formait cet ensemble de notes éparses. Les noms que Jean Paul donnait à ces blocs-notes témoignent aussi de ce qu'ils représentaient pour lui : Créations, Intuitions, Pierres à bâtir, Recherches esthétiques, Pensées, Remarques, Aidemémoire, etc. Infiniment précieux à ses yeux, ils font partie intégrante de son oeuvre et de son secret d'écrivain.
Le titre de ce florilège, La lanterne magique, réunit deux éléments fondamentaux de l'écriture jean-paulienne : la volonté de faire voir les choses différemment et celle d'étonner le lecteur, deux qualités inhérentes à toute lanterne magique.
Cette édition présente un choix de pensées, de notes, d'aphorismes, de maximes et de réflexions diverses que l'on a extraits de ces carnets.
Tout livre pousse sur d'autres livres, et peut-être que le génie n'est pas autre chose qu'un apport de bactéries particulières, une chimie individuelle délicate, au moyen de laquelle un esprit neuf absorbe, transforme, et finalement restitue sous une forme inédite non pas le monde brut, mais plutôt l'énorme matière littéraire qui préexiste à lui . (p.82) Ce recueil regroupe la plus grande partie des essais de Julien Gracq parus entre 1947 et 1960 dont La littérature à l'estomac.
Ce livre explore les rapports entre la littérature, l'environnement et l'écologie, dans une perspective écopoétique. Il est né du constat qu'avec la fin de la première décennie du 21e siècle la littérature française s'est mise à faire une place importante aux atteintes à l'environnement.
L'écologie, longtemps suspecte dans l'univers littéraire, est aujourd'hui solidement ancrée dans la littérature d'imagination.
À la lecture de ce qui a déjà été publié, l'on peut gager que la spécificité du sujet conduira aussi les auteurs à réinventer les formes romanesques. Aborder le changement climatique -phénomène qui se déroule sur une durée qui dépasse et de beaucoup le cadre habituel du roman- ou faire une place à la sensibilité des animaux -impossible à aborder par le biais romanesque de la psychologie traditionnellement privilégiée- amène déjà les romanciers à repenser en profondeur les modalités du récit.
Ce volume est donc d'abord un livre consacré à la littérature de l'extrême contemporain. Cela implique que les auteurs qui sont abordés ne disposent pas (encore) tous d'une grande visibilité. Alice Ferney, Maylis de Kerangal, Laurent Mauvignier, Jean Rolin ou Sylvain Tesson sont certes des auteurs largement célébrés, parfois simultanément par la critique universitaire et par le grand public cultivé. D'autres, Gisèle Bienne ou Claudie Hunzinger par exemple, ont depuis longtemps un cercle de lecteurs fidèles, mais ne sont pas nécessairement connus du plus grand nombre.
Guillaume Poix, Frank Bouysse et Éric Plamondon ont émergé plus récemment, mais se sont déjà rendus visibles, souvent en obtenant des prix littéraires majeurs.
Quoi qu'il en soit de leur notoriété, tous ces écrivains signent des oeuvres où la problématique environnementale est l'occasion de réfléchir aux moyens par lesquels l'écriture est à même de rendre compte des problèmes et des défis actuels en matière d'écologie.
Au coeur des Années folles, une constellation de poètes se met à l'épreuve du roman. D'Apollinaire à Supervielle - en passant par Albert-Birot, Aragon, Beucler, Cendrars, Cocteau, Delteil, Havet, Jacob, Jouve, Mac Orlan, Morand, Radiguet, Reverdy, Salmon ou encore Soupault -, nombreux sont les écrivains modernistes à explorer « jusqu'au bout » le genre favori de l'industrie littéraire.
Dans un climat d'émulation collective, et à partir de problématiques communes, ils manipulent les formes romanesques selon des voies insolites : si leurs textes perturbent les conventions réalistes, ils tonifient surtout le genre en variant ses proportions, ses rythmes, ses proses, ses énonciations, ses personnages.
Ce livre vise ainsi à combler une lacune dans l'histoire du roman au XXe siècle. Dans une perspective socio poétique, il montre comment, en marge des oeuvres canoniques de Proust ou de Joyce, et à l'écart du surréalisme, ces romans modernistes de langue française participent au renouvellement mondial du genre. Ainsi réhabilite-t-il un corpus longtemps déclassé, pour rappeler qu'il a existé en France, et bien avant le Nouveau Roman, un « roman nouveau ».
É.S.
Cette série de proses brèves auxquelles Tozzi travailla de 1915 à 1917, constamment republiées depuis cette date, ont un seul point commun : dans chacun des 69 fragments, un animal apparaît, de manière fortuite ou marginale, pour parer le récit de sa signification propre. Chaque segment narratif se trouve ainsi relié à toutes les autres par un subtil fil symbolique.
Deux fragments, le premier et le dernier, donnent la clef du texte. Ils se caractérisent par la présence du seul animal qui, au sein du recueil, semble vivre en accord avec la nature : l'alouette. Cet oiseau représente un besoin d'élévation, de sens, d'accord avec la nature. Dans la premier fragment est décrite la difficulté qu'a l'alouette à vivre dans un monde dominé par l'homme ; dans le dernier, un appel à l'animal afin qu'il revienne au sein de l'âme humaine pour la régénérer.
Les narrations intermédiaires, dans lesquelles l'alouette n'est pas présente, deviennent des allégories vides. Celles-ci s'attachent à souligner le besoin d'un sens et l'impossibilité de l'obtenir.
Les Bêtes est également le portrait d'un homme irrité contre la vie et contre lui-même en polémique avec son temps.
Les Bêtes de Federigo Tozzi est considéré par la critique italienne non seulement comme un des sommets du récit italien du XXe siècle mais, encore, comme le chef-d'oeuvre stylistique de la prose italienne du temps.
Avec Lettrines, si Julien Gracq inaugure un style d'écriture qui échappe à une définition classique, il ne paraît pas exagéré de penser qu'il renouvelle une forme d'expression originale - appréciée de certains romantiques allemands - que d'autres écrivains vont emprunter après lui. Littérature en fragment, aphoristique, c' est "un ensemble très libre, une mosaïque de notes de lecture, de réflexions, de souvenirs", dira-t-il dans une interview. Très éloignée de ce que peut être l'écriture du diariste - pas d'introspection ni d'extrait d'oeuvre en cours ou à venir -, les Lettrines proviennent de cahiers tenus au jour le jour.
Que peut la poésie contre la crise écologique en cours ? Au même titre que quiconque, le poète se sent pressé d'agir. Mais comment ? La catastrophe globale, de par son urgence réelle, impose de ne pas se satisfaire du double écueil de la déploration impuissante et de l'incantation stérile.
Afin d'être à la hauteur de ce défi majeur et inédit dans l'histoire de la littérature, Pierre Vinclair propose de remettre à plat la question de la nature de la poésie et des pouvoirs dont on peut raisonnablement la créditer.
Révélant l'essence sauvage du poème, qui dévoile son affinité fondamentale avec la nature maltraitée, et réinscrivant la poésie dans l'effort chamanique qu'elle avait pour les sociétés dites traditionnelles, il propose dans Agir non agir (détournement de la devise de Scève Souffrir non souffrir) un manifeste pour une poésie fauve et rusée, puissante et collective, à même de contribuer à l'élaboration du nouvel imaginaire dont notre société a aujourd'hui un besoin vital.
Loin d'être une essence, la littérature est avant tout une idée. Cet essai entend en faire l'histoire, de l'apparition du mot et de la naissance du concept au tout début du XIXe siècle à ses étonnantes métamorphoses contemporaines.
Car le territoire de littérature connait aujourd'hui une formidable extension :
De la littérature définie par son désintéressement, son autonomie, aux écritures contemporaines volontiers sociales et politiques, du sacre de l'auteur aux amateurs de fanfictions, du souci unique du style à la non-fiction, de l'apologie de l'originalité à l'exigence de l'enquête, de la solitude du créateur aux littératures de terrain, du roman romanesque aux écritures du monde non humain, du culte du texte aux écritures hors du livre, du tropisme occidental à la world literature, d'une conception linguistique à une approche informée par l'anthropologie culturelle et les sciences de la nature.
Que s'est-il passé ? Pourquoi avons-nous longtemps identifié la littérature à l'art pour l'art ? Quels chemins a emprunté ensuite notre idée de la littérature, après s'être définie par son inutilité et son intransitivité, pour nous apparaître désormais comme une pratique communicationnelle et relationnelle, à la fonction éthique et même démocratique ? C'est en faisant la généalogie longue et complexe de l'idéologie esthétique qui a dominé la littérature moderne et ses institutions, en interrogeant ses valeurs supposées universelles, en questionnant sa religion du texte et ses manières de produire des distinctions, en mettant en perspective les études littéraires qui l'ont accompagnée, que l'on peut comprendre une conception de la littérature comme un concept ouvert, extensif et inclusif, comme un moyen et non comme une fin.
L'« âge de l'enquête » : c'est la formule d'Émile Zola qui décrit là un XIXe siècle emporté par une fièvre d'investigations et de déchiffrements. Une formule d'actualité au XXIe siècle, au moment où s'ouvre un nouvel âge de l'enquête : les écrivains contemporains investissent à nouveaux frais le terrain social, à la croisée du reportage, des sciences sociales et du roman noir. C'est cette passion renouvelée du réel que je voudrais saisir ici, à travers les gestes de l'enquête. S'étonner, explorer, collecter, restituer, poursuivre, suspendre : cette liste ouverte d'opérations concrètes, de pratiques et d'expérimentations dessine le cheminement même de l'enquête. Elle dessine également les moments d'une dynamique, inlassable et inachevable, qu'empruntent aujourd'hui les écrivains pour élucider, nommer et raconter l'épaisseur du monde, en donnant voix aux vies silencieuses. Cette obsession de l'enquête, je la traque à mon tour depuis le XIX e siècle jusqu'à aujourd'hui, dans une littérature qui s'invente aux franges des disciplines d'Emmanuel Carrère à Jean Rolin, d'Ivan Jablonka à Hélène Gaudy, d'Emmanuelle Pireyre à Patrick Modiano, de Philippe Artières à Kamel Daoud, de Philippe Vasset à Svetlana Alexievitch. Il m'a semblé, chemin faisant, que cette littérature du réel s'écrivait dans le sillage de Georges Perec. Ses dispositifs inventifs, minutieux et critiques sont autant d'instruments d'exploration, qui font de la littérature un protocole de savoir et un outil de connaissance intime.
De ce livre, au fond, je n'ai été que le scribe. Je n'ai fait que copier ce qui m'avait interrogé ou touché lors de mes lectures. Mais dans cette mesure où une lecture me faisait me souvenir d'une autre, réveillant un écho, dévoilant une correspondance. Ce sont ces échos, ces correspondances qui font qu'une lecture s'ancre encore plus profondément dans la mémoire. Cela commence par la première note de La Semaison de Philippe Jaccottet, à laquelle répondent deux vers de Roberto Juarroz, puis une phrase de David Gascoyne. Cela se poursuit en passant par plus d'une soixantaine de poètes ou écrivains, et parmi eux ceux que j'appelle buissonniers (dans la mesure où ils n'écrivent pas de romans), ils me sont particulièrement chers et ce sont toujours de merveilleux écrivains, un peu trop délaissés par la presse littéraire.
Cela nous parle de la vie, de la mort, de la solitude, du suicide, de la poésie... Je ne l'ai écrit que pour (éventuellement ?) donner des envies de lectures. Il n'y a pas d'autre but à cet ouvrage. Mais les correspondances sont infinies, ce livre est déjà plein de regrets...
Le titre emprunte l'image du poète sous l'escalier à Hugo von Hofmannsthal et à la légende de saint Alexis. Car dans sa famille, comme dans la société, le poète est sous l'escalier que tout le monde monte ou descend, sans jamais le reconnaître. Mais n'est-ce pas là sa place, naturelle ?
J. L.
De quoi est-ce fait, un poète ? De quelle conjonction étrange de chair et de mots ? Est-ce que cette sorte de créature dont certains disent avoir observé la disparition existe réellement ? N'est-ce pas là une chimère, une construction de la poésie même qui se plaît aux êtres de paille, de plume et de papier ? Pour dévider le fil de ces questions, voici déjà longtemps que je songe à esquisser une « anatomie du poète », au sens ancien du mot, tel qu'il fut utilisé en Angleterre, en 1621, par Robert Burton dans son Anatomie de la mélancolie, d'analyse méthodique, de mise à nu et en lumière. Je voudrais donc clarifier un peu ce qui entre dans la composition de cette identité singulière et sujette à caution : « poète ».
En médecine, l'anatomie qui « décompose et expose » opère par dissection et suppose la mort du sujet observé. Tel n'est pas le cas de celle-ci, pourtant parfois écrite au scalpel : il n'est pas question de tuer le poète, mais de montrer quelles sortes de liens sa création entretient avec sa vivante réalité corporelle. Stimulé par les sensations, secoué par les émotions, sujet à des variations d'humeur, enclin à la mélancolie, assujetti parfois à des formes d'hystérie, le poète a un corps, cela ne fait pas de doute ! Il ne manque pas une occasion de nous le rappeler et écrit pour une grande part à partir de lui, à la différence du philosophe dont l'un des premiers soucis paraît être de s'en abstraire...
Être poète, n'est-ce pas vivre selon la chair ?
J.-M. M.
Pour essayer d'y voir un peu plus clair dans le paysage brouillé de la poésie française contemporaine, Michel Collot en retrace l'évolution depuis 1960, en dégageant ses principales étapes et les diverses tendances qui l'animent. Pour compléter ou corriger l'image, souvent partielle et partiale, qui en est donnée, il met notamment l'accent sur celles qui, depuis les années 1980, ont contribué à « rouvrir l'horizon » de la poé- sie française et francophone : le renouveau du lyrisme, une plus large ouverture au monde, et la recherche d'une « nouvelle oralité », qui concourent à faire réentendre le chant du monde.
Après deux décennies marquées / dominées par le textualisme et le formalisme, les années 1980 ont vu l'émergence d'un « nouveau lyrisme » qui ne se limite pas à l'expression du sentiment personnel mais s'accompagne d'une plus large ouverture au monde et de nouvelles formes d'oralité qui renouent avec le chant, longtemps proscrit de la scène poétique française. « Il y a encore des chants à chanter », écrivait Paul Celan, confronté aux tragédies de son siècle ; harmonieux ou dissonants, ils font entendre aujourd'hui.
À ces diverses tendances correspondent autant de façons différentes d'aborder les rapports entre la poésie et la nature, l'écriture et les lieux / le langage et l'espace, la lettre et le sens, le vers et la prose. Michel Collot analyse les formes singulières et les enjeux multiples qu'elles revêtent dans quelques oeuvres marquantes du dernier demi-siècle : celles de Bernard Noël, Michel Deguy, Jean-Paul Michel, Lionel Ray, Jean- Claude Pinson, Antoine Emaz, Philippe Jaccottet, Pierre Chappuis, François Cheng, et André Velter.
Georges Picard n'est pas un écrivain des modes et de l'air du temps. Sa pensée est dissonante par rapport aux tendances actuelles, dogmatiques et tapageuses. Dans L'Obs (29/11/2018), Jérôme Garcin le décrit ainsi :
« Picard poursuit, sans s'épargner, sa grande entreprise de désabusement, commencée il y a trente ans. Ce moraliste facétieux écrit comme Sempé dessine, avec un humour et une élégance qui défient notre époque cha- grine et vulgaire. Il résiste. » Dans les Petits essais de pensée dissonante, les lecteurs retrouveront ou découvriront cet esprit allègre qui refuse le sectarisme et préfère encore l'ironie du paradoxe au confort des certi- tudes.
Les trente et un sujets abordés dans ce livre sont en quelque sorte intemporels, bien qu'ils résonnent souvent avec l'actualité. Ce sont des réflexions très personnelles sur l'indignation, la gaieté, la tristesse, le men- songe, l'imbécillité, la clarté, la solitude, la poésie, la musique, la nature, les animaux, le sacré, l'âme..., autant de thèmes qui sont « des croisées de chemins de mon monde intérieur » comme dit Georges Picard. Les lecteurs pourront se les approprier comme des occasions de suivre leurs propres pensées avec, contre ou indépendamment de l'auteur.
Avec ce vingt-cinquième livre (tous publiés aux Éditions Corti), Georges Picard poursuit son oeuvre dans la grande tradition des es- sayistes dans le sillage de Montaigne.
Depuis la fin des années 1970 et sa traduction prémonitoire du Paterson de William Carlos Williams - la poésie nord-américaine occupe une place particulière dans le travail et la réflexion d'Yves di Manno : sans doute parce qu'elle permettait alors de définir un principe, une visée, et même de nouveaux modes de composition, très éloignés de notre tradition.
" Une poésie proche de l'archéologie, en quelque sorte, soucieuse de l'histoire épar-pillée des hommes et des formes qu'ils auront trouvées pour l'inscrire, dans une insaisissable durée. " Les Objets d'Amérique proposent une traversée personnelle de ce grand continent caché. On y trouvera des études sur la prosodie visuelle de W.C. Williams et le serial poem de Jack Spicer, une introduction aux Cantos d'Ezra Pound, une méditation sur l'ethnopoétique.
Mais aussi, insérés ici au titre de la critique active, quelques pages traduites des " objectivistes " (George Oppen, Louis Zukofsky), des extraits de L'ouverture du champ de Robert Duncan, un oracle de Jérôme Rothenberg, une image de Rachel Blau DuPlessis... Le livre s'ouvre sur une série d'autoportraits évoquant les liens de l'auteur avec ces oeuvres et le rôle de la traduction dans son propre parcours.
Il s'achève par un texte rétrospectif, L'Epopée entravée, qui retrace les étapes majeures de cette révolution poétique, de la fin du XIXe siècle à l'aube du XXIe.